Dilemme médical
4 participants
Le Bandeau sur les yeux forum maçonnique :: Cellules grises...maçonniques ou non :: Culturez-vous :: Littérature
Page 1 sur 1
Dilemme médical
A la mémoire de mon papa.
– Alors, docteur ?
– Tout va bien : vous êtes un homme en parfaite santé.
– Tant mieux.
– Il y a juste deux ou trois petites choses…
– Dites toujours.
– Vous avez souffert d'une inflammation du duodénum, n'est-ce pas ?
– Exact.
– Vous risquez d'en souffrir encore.
– Ah, bon…
– Evitez le chocolat.
– Le chocolat ? J'adore ça.
– Oui, mais ce n'est pas très bon pour l'estomac.
– Bon, je me ferai violence.
– Et puis, le whisky, il faudrait s'en passer aussi.
– Le whisky ? Mais c'est ma détente du soir.
– Détendez-vous autrement.
– Misère ! Pas de chocolat, pas de whisky… les temps sont durs.
– Vous mangez des fruits ?
– Tous les jours.
– Lesquels ?
– Kiwis, oranges, fraises…
– Les kiwis, les oranges, c'est acide.
– Vraiment ?
– Je ne vous les recommande pas.
– Et les fraises ?
– Ça donne des boutons d'urticaire.
– Je ne suis allergique à rien…
– On vieillit, on devient allergique à tout.
– Foutrepute !
– Je vous en prie, restez poli.
– Je retire fraises, kiwis et oranges de mon menu.
– Passons aux produits lactés.
– Je suis un affamé de yaourts.
– Je vous conseille les natures allégés en sucre, à cause de votre hyperglycémie.
– Seulement ceux-là ?
– Comme je vous le dis.
– Pas de yaourts au chocolat ?
– Ouh là, le chocolat, voyons, voyons…
– Ni aux fruits ?
– Encore moins, malheureux !
– Uniquement des natures, ces trucs insipides ?
– Il faut choisir : ou se sentir en forme, ou traîner partout nausées, maux de ventre et le reste.
– Et les noix ?
– Trop lourd.
– C'est bon pour la mémoire, paraît-il…
– Mais pas pour les intestins. C'est comme les choux.
– Ah, les choux, un régal !
– Ça fermente, un vrai bouillon de culture, très mauvais. D'ailleurs, on devrait rayer les choux de la liste des légumes consommables.
– Et le riz ?
– Le riz constipe.
– Les pommes de terre ?
– Une fois par semaine, sinon on grossit.
– Et les pâtes ?
– Féculent : tout ce qui est féculent ballonne.
– Passons aux viandes.
– Pas de viande, ou très peu.
– Plaît-il ?
– Je dis, peu de viandes : du poulet, mais sec, sans sauce. Pas de porc, pas de bœuf, surtout pas de mouton ou d'agneau, encore moins de veau. Tout cela est plein de toxines, de graisses et autres substance mortifères…
– Du poisson, peut-être.
– Oui, mais sans sauce, au bain-marie, et aucun poisson gras.
– Pour le petit déjeuner, euh…
– Rien de sucré : du pain grillé, c'est tout.
– C'est tout ?
– C'est tout : le sucre, c'est la mort des artères.
– Et les…les… je ne vois vraiment plus quoi vous proposer.
– C'est à vous qu'il faut proposer, pas à moi.
– Docteur !
– Oui ?
– Faites-moi donc une liste de ce qui m'est permis d'ingérer, on ira plus vite.
– Ne le prenez pas mal, monsieur Prout, je suis là pour veiller sur votre santé.
– C'est trop aimable à vous.
– Vous avez une constitution fragile.
– J'ai 43 ans, je suis fort comme un roc : si je respecte votre régime, je serai bientôt plus cacochyme qu'un vieillard.
– Mais vous vivrez vieux.
– Ah, oui ?
– Pot fêlé dure longtemps.
– Combien je vous dois, docteur ?
– Vingt-et-un euros.
Le soir, j'arrive chez moi, il était sept heures, j'attrape mon meilleur whisky et une eau gazeuse, et je m'en ressers un petit deuxième sans vergogne une demi-heure plus tard. Puis je me régale d'un sauté de veau au riz, après quoi j'ingurgite un gros yaourt au chocolat. Le lendemain matin, je dévore un quart de pain avec du miel de montagne, à dix heures j'abats dix noix, j'avale deux kiwis, une banane, et à midi j'ingère le réchauffé du veau de la veille. Vers quatre heures, je croque dans une poule au chocolat, car c'était le temps de Pâques. Au dîner, après mes deux whiskies, je me délecte d'un poulet sauce curry garni de pommes de terre à l'échalote. Le lendemain, il se met à neiger, quarante centimètres de poudreuse, il faut employer la pelle, je travaille trois heures de rang de cul et de tête sans plaindre ma peine et je me dis, revigoré par l'optimisme lumineux de ma philosophie :
– Si j'avais écouté ce toubib, je n'aurais même réussi à déblayer devant ma porte.
Conclusion : il y a deux sortes de patients, ceux qui vouent aux ordonnances de leur praticien le respect d'un fan à son idole, et ceux qui leur assignent les limites de leur conception hédoniste de l'existence. Les premiers érigent le régime en religion, n'osent faire le moindre pas en dehors des sentiers médicinaux battus, prennent leur pouls tous les cinq minutes, font de la diète un sacerdoce, de l'ascétisme un apostolat, et meurent un beau jour avec le regret de s'être privés de tout en pure perte. Les autres, les épicuriens, ont mis à la devanture de leur cuisine le fameux carpe diem dont on ne dira jamais assez combien il vaut mieux que toutes les pilules du mondes. Ils meurent aussi, mais un sourire aux lèvres et dans la bouche le bouquet du dernier ragoût qu'ils se sont mitonné. Ceux-ci arrivent chez saint Pierre le visage hâve, la mine défaite, avec une face dévalante de meurt-de-faim ; ceux-là ont les joues pleines, le regard vif, la face vermeille, le teint en fleur, un vague sourire de satisfaction aux lèvres.
Morale de l'histoire : ce n'est pas une vie de ne pas vivre.
Dernière édition par Pimbi le Mar 17 Avr - 12:04, édité 1 fois
Pimbi- Grand Initié
- Messages : 3086
Date d'inscription : 09/02/2012
Age : 38
Localisation : Ouskiya de l'Irouléguy
Re: Dilemme médical
Je vais m'approprier la morale de cette histoire.
Merci.
Merci.
Nelson- Grand Maitre Suprême
- Messages : 6859
Date d'inscription : 25/04/2011
Localisation : Hic et nunc
Re: Dilemme médical
Pour ça, oui
J'aime la vie dans tout ce qu'elle offre de jouissif, et la volupté peut naître autant de la première balade de Chopin que d'un tournedos Rossini ou d'une étreinte amoureuse. Nous sommes des êtres humains, et si la mesure est notre règle, si cette règle s'applique avant tout aux abus, elle enseigne aussi la pertinence et le bien-fondé de l'usage.
J'aime la vie dans tout ce qu'elle offre de jouissif, et la volupté peut naître autant de la première balade de Chopin que d'un tournedos Rossini ou d'une étreinte amoureuse. Nous sommes des êtres humains, et si la mesure est notre règle, si cette règle s'applique avant tout aux abus, elle enseigne aussi la pertinence et le bien-fondé de l'usage.
Pimbi- Grand Initié
- Messages : 3086
Date d'inscription : 09/02/2012
Age : 38
Localisation : Ouskiya de l'Irouléguy
Re: Dilemme médical
C'est pour moi la plus grande des sagesses... Savoir vivre pour vivre, à quoi servirait l'art sous toutes ses formes s'il ne devait être qu'anecdotique ? Or l'art c'est l'art d'aimer la vie : aimer manger, aimer écouter de la musique, aimer rêver, promener, lire... Aimer tout ce qui fait qu'un être humain le reste... Humain !
Invité- Invité
Re: Dilemme médical
La plus grande des sagesses. C'est bien ça.
lapunta- Sage Confirmé
- Messages : 727
Date d'inscription : 23/02/2012
Age : 52
Re: Dilemme médical
Ne pas oser vivre, c'est déjà mourir.
Nelson- Grand Maitre Suprême
- Messages : 6859
Date d'inscription : 25/04/2011
Localisation : Hic et nunc
Le Bandeau sur les yeux forum maçonnique :: Cellules grises...maçonniques ou non :: Culturez-vous :: Littérature
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum